Le secret de ma grand mère
Ce récit a été écrit par un cousin de la famille François Cadic, prêtre à Paris au début du 20° siècle qui recueuillit et écrivit de très nombreux récits autour de la chouannerie. Le récit qui suit concerne donc notre famille commune.
Grand mère Chélo
Ma grand-mère, Mathurine Le Dain, était certainement une des plus saintes femmes de tout le pays de Pontivy. Elle avait tellement débité de chapelets, en ses quatre-vingt-cinq ans de vie, que le bon ange chargé de dresser le compte de ses Ave Maria, y perdait son arithmétique.
Elle n'avait pas connu que des joies, en sa carrière presque centenaire, la chère créature. Née aux jours les plus sombres de la Révolution, d'une famille de proscrits, celle des Le Dain, de Kerlagadec, en Noyal, rudes Chouans qui rendaient aux Bleus coup pour coup, on n'avait même pas pu la porter à l'église pour la baptiser.
Un prêtre, qui se cachait chez ses parents au village de Kergo, avait dû administrer le sacrement dans une écurie, au bout de deux semaines.
Les années qui avaient suivi n'avaient été guère plus heureuses. Sans cesse la Nation était chez les siens à la poursuite des suspects, insultant, réquisitionnant bêtes et grains, brisant les meubles, donnant de la baïonnette dans les lits, dans la paille et dans les foins.
En rappelant ces affreux souvenirs, il lui passait un frisson dans les membres et elle se lamentait à voix dolente :
"Triste temps, mes enfants, Chèlo, (c'était le propos qui lui revenait sans cesse aux lèvres et qui nous faisait l'appeler familièrement, entre nous, grand-mère Chèlo)
Le secret de famille
Triste temps que celui-là. La nuit on ne dormait que d'un oeil et le jour il fallait être continuellement sur ses gardes. Que de larmes, que de deuils et aussi que de drames dans les familles! La nôtre fut, particulièrement éprouvée
mais à quoi sert de tant dire? Il est des secrets qu'il vaut mieux taire pour ne pas perpétuer les haines.
- Nous avons un secret de famille, grand-mère? demandions-nous.
- Hé oui! et volontiers je vous conterai l'histoire, à condition toutefois de ne pas vous en livrer la fin."
Voilà comment, enfants curieux, nous apprîmes en partie la triste aventure qui arriva un soir de la Grande Terreur, dans la maison de ses beaux parents, chez mon aïeul Jean Le Bihan, au village de Kério. Les Le Bihan habitaient là, non loin de la route de Pontivy à Loudéac, depuis un temps immémorial qu'on pouvait reporter, sans discontinuer, jusqu'au xve siècle, une façon de manoir rustique, entouré de vergers, de champs de labour et de prairies toujours vertes.
En qualité de gens notables de Noyal, ils avaient, de père en fils, le titre de trésorier d'une antique chapelle du voisinage, celle de Sainte-Malvèn ou de Sainte-Noaluèn, célèbre par son pèlerinage. Il venait là, chaque année, au temps du Pardon, au mois de juillet, une multitude de fidèles, en grand nombre du pays gallo, qui aimaient à solder par de riches présents les faveurs de la sainte patronne. Aussi l'église était-elle riche et son trésor abondamment pourvu d'objets précieux, d'or, ou d'argent et de vermeil. Quand sonnèrent les heures sombres, Jean Le Bihan n'eut qu'une idée : cacher ce trésor, afin d'empêcher les aigrefins de la Révolution de voler et de profaner les croix et les vases sacrés. Il l'emporta dans sa maison de Kério. Malheureusement la trahison veillait. Il l'avait à peine en sa possession qu'un détachement de la garde nationale de Pontivy survenait et découvrait une magnifique croix d'argent qu'un gendarme mit en pièces pour en emporter les morceaux.
Il en fut de même d'une croix d'or qu'il avait enterrée dans le coin d'un champ, auprès du hameau de Kastel-er-biket. Les malfaiteurs bleus, renseignés par un espion, s'en saisirent et nul n'en entendit plus parler.
Restait une troisième croix, de vermeil celle-là , véritable oeuvre d'art qu'il se promit de soustraire à toutes les recherches en allant la jeter secrètement, sans être vu de personne, au fond du puits des Allanic, ses voisins. Il n'était espion, ni gendarme qui aurait l'idée de fouiller en une pareille oubliette.
Mais cela ne faisait pas le compte des chefs de voleurs, les administrateurs du district de Pontivy. Ils n'ignoraient pas qu'il y avait encore une superbe croix aux mains du trésorier de Sainte-Malvèn et ils prétendaient s'en emparer.
Or, voici où commença la dramatique histoire et ce que la bonne grand-mère se plaisait à nous raconter.
Menaces de mort
Un soir de gros temps d'hiver, tandis que le vent soufflait en rafales et que, chez Jean Le Bihan, la veillée se prolongeait, avec l'espoir que la tempête écarterait les importuns, on entendit soudain des coups violents frappés sur la porte :
" Au nom de la nation, ouvrez!" criait une voix rude. Le maître de maison lui-même ouvrit et l'on vit entrer une troupe de soldats et de gendarmes masqués, le fusil au poing.
" C'est à toi que nous en avons, Jean Le Bihan, reprit la voix rude. De tes réponses dépendra ta vie ou ta mort. Tu as gardé une croix de la chapelle, nous le savons, inutile de prétendre le contraire.
- Si vous le savez, répliqua le paysan, pour quoi me le demandez-vous?
- Cette croix, il nous la faut. Dis-nous où tu l'as cachée?
- Cherchez-la
vous avez bien réussi à découvrir les autres. Peut-être la chance vous guidera-t-elle encore.
- Tu plaisantes, il me semble. Une dernière fois, livre-nous cet instrument de superstition.
- Je ne livre pas la croix de mon Dieu.
- Alors, tu aimes mieux mourir.
- Je préfère cela que de me damner.
- Soit, récite tout de suite tes patenôtres, si tu y tiens, la nation généreuse ne t'en empêchera pas. Après cela, nous te réglerons ton compte. "
Il y avait, dans le foyer, un antique fauteuil patriarcal en bois dans lequel s'étaient assises des générations de Le Bihan. Ce fut devant lui que l'aïeul s'agenouilla, en répétant à voix haute son Confiteor et son acte de contrition.
Lorsqu'il eut fini, il se releva et, la tête fièrement dressée, les bras croisés sur la poitrine :
" Vous pouvez maintenant, s'écria-t-il. Je suis prêt.
- Il faut que tu sortes d'abord, Jean, répliquèrent les soudards, tu seras tué dehors. Ton sang ne doit pas couler chez toi.
- Et que vous importe, s'exclama le vaillant paysan, si moi je préfère tomber auprès de mon foyer? Mais, répondez-moi, pourquoi ces masques sur votre visage? Avez-vous donc peur qu'après ma mort mon âme vienne vous réclamer des comptes? Inutile d'ailleurs de recourir à ces moyens de dissimulation. Je vous reconnais bien, allez! Vous, le chef, vous êtes le brigadier un tel de Pontivy et puis vous, vous êtes tel autre vous, tel autre. Jouez donc franc jeu et mettez votre figure dehors. Vous ne courez pas risque de mort, ici. "
Il y a lieu cependant de supposer qu'ils couraient risque de quelque chose, car en entendant ces énergiques paroles, voilà que le ton des assassins patentés de la nation changea soudain.
La peur change de camp
" Tu te trompes sur nos intentions, Jean Le Bihan, déclarèrent-ils. Nous ne voulons nullement t'ôter la vie. Nous sommes venus à Kério uniquement pour enlever ta croix, en cherchant à t'effrayer. Nous n'avons pas réussi, mais nous avons constaté que tu étais un brave. Or, nous respectons toujours les braves. Bonsoir! "
Et tandis que la pluie continuait de fouetter les carreaux et le vent de courber les grands chênes, on entendit le pas lourd des gendarmes qui s'éloignaient dans la direction de Pontivy, accompagnés par les hululements des chats-huants qui les suivaient de futaies en futaies jusqu'aux portes de la ville.
Elle emporta son secret dans sa tombe
"Savez-vous le vrai motif pour lequel ils n'assassinèrent pas l'aïeul? ajoutait la vieille grand-mère. C'est parce qu'il les avait reconnus sous leurs masques et désignés par leurs noms devant les personnes de 1a maison. Or, cela seul était leur propre condamnation à mort. Les Le Bihan aussi bien que les Le Dain (Ndlr au nombre desquels le fameux Satibus) leurs parents, étaient intimement liés avec les Chouans. Le sang de la victime n'aurait pas eu le temps de se refroidir qu'avertis du forfait des hommes déterminés auraient pénétré de nuit, à travers tous les obstacles, chez les meurtriers, les auraient amenés sur le lieu du crime et les auraient froidement massacrés après les avoir contraints de creuser leur tombe. Dent pour dent était devenu le mot d'ordre chez les Blancs comme chez les Bleus. Les massacreurs de la Révolutions ne l'ignoraient pas et cela suffisait à calmer leur zèle. "
Ici s'arrêtait le récit de grand-mère, car elle ne voulait pas en dire davantage. "Comment s'appelait le chef qui commandait cette bande de vilains gendarmes?" demandions-nous souvent.
A cette question, le visage de la brave femme se contractait elle secouait la tête et, d'un air résolu, elle répondait : "Inutile de m'interroger là-dessus. Je ne vous l'apprendrai jamais. Dieu, d'ailleurs, a eu sa vengeance, car le malheureux a fini tristement. A quoi servirait maintenant d'entretenir les haines de famille en jetant entre elles des noms qui ne feraient que les alimenter?"
Et elle mourut, en emportant son secret dans la tombe.
Et la vérité apparut
Mais les secrets qui gardent leurs voiles sont rares. Tôt ou tard, de ce côté de la vie comme de l'autre, les voiles se déchirent et la vérité apparaît. Ainsi en advint de celui de grand-mère.
Un hasard fortuit me le fit découvrir. En fouillant un jour dans les papiers d'un vieil oncle, l'abbé Jean Le Bihan, son beau-frère, mort recteur de Pluneret en 1864, je lis ceci : "Le brigadier de gendarmes qui brisa la croix d'argent de Sainte-Malvèn à Kério en 1791, et qui plus tard faillit tuer mon père, était Dubreuil. Il se suicida au cimetière de Pontivy en se tirant un coup de pistolet."
C'était écrit en style lapidaire, mais combien éloquent!
Dubreuil! Il s'appelait Dubreuil! J'avais réussi à connaître le secret de grand-mère. Que dans le paradis, où elle est sans doute à présent, la sainte femme excuse ma curiosité et qu'elle me pardonne si je livre ce nom au public.
La triste fin des malheureux, qui manquent à leurs devoirs envers Dieu et leur prochain, n'est-elle pas la meilleure leçon de morale?